La presse a beaucoup brodé sur la première dimension de l’affaire Microsoft, car elle renvoie à une dichotomie privé/public facile à appréhender. Mais les deux autres sont plus riches d’enseignement. La bataille entre entreprises, tout d’abord, illustre les problèmes nouveaux de concurrence et de marché qui se posent dans la société post-industrielle née du développement des nouvelles technologies. Ces technologies n’ont pas seulement profondément modifié notre quotidien avec le développement de l’internet et de la communication en général. Elles mettent également les principes et lois de la « vieille » économie à rude épreuve, à commencer par la propriété et la concurrence.
Dans ses « leçons sur la société post-industrielle » prononcées au Collège de France en octobre 2005, l’économiste Daniel Cohen a bien montré comment l’avènement de la « nouvelle économie » amenait un changement de business model pour de nombreuses entreprises, et pas seulement pour les « dot com » nées de la généralisation de l’accès à internet. Pour illustrer les conséquences du passage d’une production industrielle à une production de l’immatériel, Daniel Cohen choisit non sans ironie l’exemple du bien matériel par excellence : l’automobile. Renault, explique-t-il, se présente désormais comme un « concepteur de voiture ». « A la limite, il ne fabriquera plus à l’avenir que la première voiture ». Pourquoi ? Parce que c’est là que se trouve la valeur de ses voitures, dans tous ses « contenus » immatériels qu’il s’agisse de l’électronique intégrée (autrement dit une quantité considérable des données et de programmes pour une once de composants), de la marque et du nom qu’elle porte, ou de son design. Autant d’éléments – à l’exception des composants – qui ne sont pas ajoutés sur la chaîne de montage mais relèvent d’une étape de conception préalable qui se déroule dans les bureaux d’étude et les services marketing. Dans la nouvelle économie, « la conception absorbe progressivement toute la chaîne de valeur » [par opposition à la production, au montage, à la distribution], résume l’économiste, « la première unité est celle qui coûte le plus ». La démonstration s’applique avec autant d’efficacité sinon plus aux médicaments et même à un produit aussi « matériel » qu’un sac à main de marque. Certes, le savoir-faire ou la technologie nécessaires à leur fabrication sont une composante importante de leur coût. Mais leur valeur réside avant tout, pour le sac, dans sa forme et son logo, pour l’anodine petite pilule rose, dans sa réputation auprès des médecins prescripteurs et ses qualités thérapeutiques intrinsèques, lesquelles ne dépendent pas d’un procédé mais d’une « formule » de fabrication.
Ce déplacement de la création de valeur de la production vers la conception a des conséquences considérables sur le modèle économique des entreprises, autrement dit leurs conditions de survie et de croissance. La première est immédiate : puisque la valeur réside dans la conception, c’est à ce moment-là que l’essentiel de l’investissement doit se faire. Dès lors le coût moyen du produit a tendance à être décroissant car il est essentiellement une fraction du coût fixe qui, par définition, décroît au fur et à mesure que la « série » ou le nombre d’unités vendues augmentent. On parle en économie de rendements croissants. Plus un produit est vendu, plus sa production est rentable. « Le rendement d’échelle devient le business model de référence », résume l’économiste. Seconde conséquence, qui est le corollaire de la première : l’ampleur des investissements à réaliser peut avoir un effet dissuasif sur les concurrents. Plus on peut investir massivement dès le début, plus on a de chance d’exploiter par la suite une position dominante. On parle de « barrières à l’entrée » du marché.
Alors que la vieille loi des rendements décroissants rendait possible la concurrence par la chute des profits au-delà d’une certaine taille et permettait le renouvellement et la diversification de l’offre, « les nouvelles technologies et la mondialisation font émerger des monopoles au lieu de renforcer la concurrence », explique l’économiste. Microsoft, en particulier, et l’industrie du logiciel en général, illustrent bien ce nouveau modèle économique et la tendance à la monopolisation qu’il induit. La question est ensuite de savoir si cette tendance à la monopolisation doit être combattue et si oui comment ? C’est alors qu’apparaît le dilemme entre deux piliers du droit économique : le droit de la concurrence, d’un côté, celui de la propriété intellectuelle de l’autre.
Demain, fin des extraits sur l'affaire Microsoft avec la porté de la décision européenne en matière de propriété intellectuelle.
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