Après tant d’années d’exposition médiatique, l’affaire Microsoft a acquis une dimension symbolique qui échappe à ses protagonistes. Cette nouvelle qualité intrinsèque s’ajoute aux nombreuses raisons objectives de s’y intéresser : la taille de l’entreprise incriminée (qui figure au « top 10 » des plus importantes capitalisations du monde), la radicalité du jugement prononcé en 2004 (qui remet fondamentalement en cause son modèle économique), le montant des amendes infligées (800 millions d’euros, au 30 juin 2006), et enfin, la durée de la procédure (huit années déjà fin 2006 depuis la première plainte déposée par Sun Microsystems).
Aussi, pour tirer toutes les leçons de l’affaire Microsoft et éviter les amalgames, il faut mettre de côté la guerre sainte qu’elle est devenue et distinguer plusieurs niveaux de confrontation qui se recoupent sans se confondre. Confrontation, pour commencer, entre le « privé » et le « public », entre le « politique » et l’ « économique », entre une entreprise et une autorité chargée d’éviter et, le cas échéant, de sanctionner les abus des intérêts privés les plus puissants. Confrontation, ensuite, entre des entreprises entre elles. Toute procédure visant à sanctionner un abus de position dominante est dépendante des informations communiquées par les concurrents de l’entreprise incriminée qui agissent comme plaignants. Derrière chaque instruction se cache donc une guerre commerciale dont la Commission, comme toute autorité de la concurrence, est peu ou prou l’otage. Derrière chaque condamnation ou classement d’une affaire, il y a une victoire ou une défaite commerciale. Or, c’est une des singularités de cette affaire, qu’à l’exception de sympathiques informaticiens défenseurs des logiciels libres, réunis au sein de la Free Software Foundation Europe, du groupe finlandais Nokia intervenant d’ailleurs sous couvert d’une association professionnelle américaine (la Computer and Communications Industry Association ou CCIA), tous, absolument tous les protagonistes de cette bataille sont américains : de Sun Microsystems, Novell, RealNetworks, principaux plaignants, à IBM (agissant, comme Nokia, à travers la CCIA, de crainte des représailles de son fournisseur de logiciels), en passant par le principal intéressé, Microsoft. Quant aux conseils qui ont travaillé pour l’une ou l’autre des parties, il s’agit soit des bureaux de réseaux ou de groupes basés aux États-Unis (NERA Economic Consulting, filiale du groupe MMC, ou APCO, cabinet de lobbying et de relations publiques) soit des cabinets d’avocats appartenant à des réseaux américains ou britanniques (Sullivan & Cromwell, White & Case, Allen & Overy, Morrison & Foerster LLP, Linklaters, etc.). Vu sous cet angle, Bruxelles devient l’arbitre d’un match entre Microsoft et IBM ou Microsoft et Sun. Mais pourquoi Bruxelles et pas Washington devrait-elle arbitrer ce match s’agissant d’entreprises américaines ?
C’est tout l’enjeu du troisième niveau de confrontation, cette fois-ci entre les autorités de la concurrence entre elles. A l’âge de la mondialisation, les juridictions (au sens du territoire sur lequel s’étend une autorité politique) nationales perdent de leur pertinence. Un gendarme de la concurrence doit se prononcer du point de vue du marché et non en fonction de la « nationalité » des entreprises. Et le marché d’un nombre croissant de produits et services – et notablement de ceux liés aux technologies de l’information – déborde les frontières nationales, lorsqu’il n’est pas tout simplement global, comme c’est le cas ici. L’extraterritorialité devient alors une condition d’efficacité des décisions publiques. Elle n’en pose pas moins des problèmes de recoupement de compétence entre autorités nationales ou régionales. Cette concurrence de type juridictionnelle et normative n’est arbitrée par aucune autorité supérieure, comme ce serait le cas dans un État où une haute juridiction tranche les problèmes de ressorts administratifs et judiciaires entre les entités infranationales. Entre l’Europe et les États-Unis, elle n’est régulée par aucun tiers, mais gérée en direct par Bruxelles et Washington qui se sont liées d’elles mêmes par un tissu d’accords pour tenter de limiter les possibilités de conflit ou d’en atténuer les conséquences.
Lisez demain ce que l'affaire nous apprend sur le penchant de la nouvelle économie à créer des monopoles d'un type nouveau.
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