Dans les années 1980, dans le théâtre bruxellois, Jacques Delors n'est pas seul sur la scène. Loin de là. Il va savoir composer avec les intérêts économiques présents et s'appuyer sur des personnalités exceptionnelles, comme le Commissaire britannique Lord Cockfield. Envoyé par Margaret Thatcher pour veiller à ce que rien ne se passe à Bruxelles, Cockfield va devenir l'artisan du Marché unique. Grâce à lui et à l'appui d'une poignée de très grandes entreprises inventives, Delors va ainsi réussir à faire surfer l'intégration européenne sur la vague de la mondialisation.
Lorsque Jacques Delors prend la présidence de la Commission en 1985, toute son attention se porte sur le moyen de relancer la machine européenne. Parmi ses conseillers politiques figure déjà Pascal Lamy, l'actuel directeur général de l’Organisation Mondiale du Commerce. Avec ce dernier, l’ancien ministre des finances de François Mitterrand passe en revue plusieurs options : l’union monétaire, qui a échoué une première fois dans les années 1970 avec le « serpent monétaire » européen, la sécurité et la défense, vieux projet marqué par un échec, celui de la Communauté européenne de défense, et enfin ce que l’on commence à appeler le « marché unique », autrement dit la suppression de tout ce qui peut faire obstacle au commerce au sein des neuf marchés nationaux qui forment la communauté. S’il retient cette dernière option, ce n’est pas seulement à cause des expériences malheureuses des deux autres. C’est aussi parce que la préparation de ce vaste chantier est déjà bien avancée et qu’il jouit du soutien d’une poignée de grandes entreprises.
Or la fabrique du projet delorien de « marché unique » fournit un excellent cas d’école de l’articulation entre le travail de la Commission et une stratégie de lobbying conçue et menée hors des cadres institutionnels de la représentation.
1985. Cette année là, l’économiste japonais formé au Massachussets Institute of Technology de Boston, Kenichi Ohmae, propose le concept de Triade pour désigner la domination de l’économie mondiale par le Japon, les États-Unis et l’Europe. Il souligne la concurrence mais aussi l’interdépendance entre les trois grands marchés industrialisés de la planète. La mondialisation est en marche. La crise de 1973 a révélé l’interdépendance des économies nationales. La fin l’étalon-dollar, décidée unilatéralement par les États-Unis en 1975, souligne celle des systèmes financiers et des monnaies. Après 1981, il fallut moins de trois ans à la France du président socialiste François Mitterrand pour réaliser qu’elle ne pouvait plus vivre en économie fermée et qu’elle ne donnerait pas corps à l’utopie du « socialisme dans un seul pays ». A l’époque, une poignée de grandes entreprises européennes est déjà lancée dans une course à la taille avec ses concurrentes américaines et japonaises. Or, sur le marché européen, le déploiement de leur activité est – estiment-elles – entravée par un tas de réglementations nationales, souvent érigées à leur demande pour protéger un marché plus étroit mais qui désormais font obstacle à leur développement par delà les frontières. Bref, la rhétorique de la concurrence et de l’ouverture des marchés commence à se mettre en place. Mais les voix pour la porter font défaut.
Dans un premier temps, les grands patrons tentent de réformer la ronronnante confédération patronale européenne, l’UNICE. Or celle-ci représente en principe tous les employeurs privés : en faire le porte-voix de la grande industrie se révèle difficile. C’est alors que Pehr Gyllenhammer, le président du fabricant automobile suédois Volvo (la Suède n’est alors pas membre de l’Union européenne) suggère de tranformer le European Enterprise Group, créé pour réformer l’UNICE, en une European Roundtable of Industrialists sur le modèle de la Business Roundtable américaine qui regroupait alors les deux cent plus importantes multinationales des États-Unis. L’ERT est portée sur les fonds baptismaux en 1983.
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