Où un lobbyiste américain annonce la fin des "old boy's network" à Bruxelles
Le fait que les techniques modernes du lobbying soient apparues sur le continent et à Bruxelles à la demande de grandes entreprises américaines ou sur le modèle de ce qu’elles avaient développé chez elles signifie-t-il qu’elles ont exercé une influence directe et immédiate sur la législation et la politique européennes ?
Pas nécessairement. Il y a quelques années, les entreprises américaines étaient même réputées pour la maladresse avec laquelle elles se défendaient. L’illustration la plus flagrante en fut donnée par la stupéfaction avec laquelle General Electric, première entreprise industrielle du monde, apprit en 2001 l’interdiction par la Commission européenne du rachat de Honeywell, laquelle opération avait été autorisée quelques mois plus tôt par les autorités de la concurrence américaines. GE n’avait pas anticipé la décision et sous-estimé le pouvoir de l’Union européenne. De même, les manœuvres des géants américains de la communication ne sont pas infaillibles. La campagne menée dans les années 1990 par Burson Marsteller pour l’industrie des biotechnologies afin de faire autoriser sur le marché européen des produits alimentaires issus d’organismes génétiquement modifiés se solda par un échec cuisant : l’industrie obtint, grâce notamment à un matraquage sans précédent des parlementaires, une législation favorable, dont l’application fut ensuite bloquée pendant des années par les gouvernements nationaux soucieux de ne pas froisser leurs opinions publiques. Cette opération reste comme l’une des plus chères et des plus contreproductives jamais menées par un cabinet.
Néanmoins, les intérêts américains sont des acteurs importants parmi d’autres dans la constellation des lobbys présents à Bruxelles. Leur représentation passe notamment par la Chambre de Commerce américaine (AmCham EU) mais aussi, depuis l’affaire GE-Honeywell, par les bureaux ad hoc installés par les entreprises à Bruxelles et leurs conseils en communication d’influence. Certes l’estampille « US » peut parfois être un obstacle pour se faire entendre. Mais l’AmCham a su surmonter ce handicap en devenant plus qu’un lobby : un pourvoyeur d’information. En son temps, son « Countdown 1992 » (compte à rebours 1992 qui était la date fixée dans l’Acte Unique de 1987 pour achever la réalisation du marché intérieur), actualisé chaque année au fur et à mesure des progrès réalisés dans l’adoption de l’énorme programme législatif défini sous Jacques Delors était une référence dont les fonctionnaires de la Commission eux-mêmes répugnaient à se passer. Aujourd’hui encore, ses guides des institutions et de la réglementation font référence, de même que les « position papers » (commentaire et propositions de modifications des projets législatifs) établis par ses « sous-comités » consacrés à des domaines réglementaires particuliers (normalisation comptable, régulation financière ou encore, pendant la Convention, pour le traité sur la Constitution européenne, etc.). La position de l’AmCham n’est pas seulement entendue, elle est attendue. Il va de soi également que, lorsque la Commission légifère dans le domaine financier, elle ne peut simplement pas se passer de l’avis de géants comme Merril Lynch, Goldman Sachs ou Citigroup. L’influence américaine est à la mesure de la puissance de ses entreprises.
Il faut ajouter ce que l’on est tenté d’appeler une « influence sur l’influence ». La pratique politique a été façonnée et modifiée par de nouvelles techniques de communication importées et adaptées de celles qui avaient été inventé dans l’entre-deux guerre aux États-Unis par les pionniers des public relations pour le compte des gouvernements aussi bien que des grandes entreprises. Le lobbying américain a des décennies de pratique à son actif dans l’univers complexe du pouvoir fédéral à Wahington. Comme le remarque Peter Linton, « les Américains savaient ce que c’était qu’un système politique organisé à l’échelle d’un continent » lorsqu’ils ont commencé à investir sérieusement Bruxelles dans les années 1980. C’est une dimension de la construction européenne méconnue en France. Méconnue et mal-aimée parce qu’elle heurte notre représentation du jeu démocratique. Pour d’autres Européens, et notamment pour les Britanniques, elle est tout simplement une donnée de fait qui participe des qualités intrinsèques de la construction européenne. « Les Français », estime Stanley Crossick, le fondateur de l’European Policy Center, « ne comprennent pas le type de lobbying qui se pratique ici parce que la société française est une société fermée composée d’ ‘énarchistes’ et d’ ‘anarchistes’ »[1].
Depuis 20 ans, la capitale européenne a beaucoup changé et cette évolution s’est traduite par un divorce entre les élites françaises et le monde communautaire. L’influence prépondérante qu’a eu à Bruxelles une certaine élite administrative, francophone sinon française s’est singulièrement atténuée à la faveur des élargissements successifs de l’Union passée de neuf États membres après l’adhésion de la Grèce en 1981 à 27 aujourd’hui que toute l’Europe centrale et orientale, sauf les Balkans, l’a rejointe. Le travail législatif s’est politisé. Les changements institutionnels introduits par l’Acte Unique de 1987 mais surtout par le traité de Maastricht de 1992 et même d’Amsterdam de 1997 ont permis une montée en puissance du Parlement européen qui dispose désormais d’un pouvoir d’amendement important sur un grand nombre de textes. Ce rôle accru du Parlement a contribué à atténuer l’emprise de la culture administrative française sur le travail politique. Plus que jamais polycentrique, la politique européenne se complexifie et devrait laisser dans les années à venir une place de plus en plus grande aux lobbyistes et aux jeux d’influence. C’est au moins ce que pensent certains professionnels américains qui sont venus s’installer récemment à Bruxelles, comme par exemple Gérard Cassidy, dont le cabinet Cassidy & Associates compte parmi les plus prospères à Washington. « L’Europe a eu pendant très longtemps un système où les élites politiques résolvaient les problèmes », déclarait-il l’an dernier dans le Financial Times. « Dans notre pays, on appelle cela le réseau des vieux amis (old boy’s network). Notre système est ouvert à une participation plus large. Il en découle un système politique avec davantage d’action directe » [2]. Ainsi en sera-t-il de plus en plus aussi en Europe.
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