Le premier dossier est celui des télécommunications. La Commission crée, comme elle le fait en général avant toute initiative législative, un « groupe de travail » où elle convie quelques représentants de l’industrie. Comme d’habitude, tout commence dans la plus grande discrétion. Jusqu’à ce que Peter Sutherland, alors commissaire européen en charge de la concurrence, assène en 1988 un véritable coup de massue aux gouvernements des États membres. Il annonce que la Commission prend l’initiative d’attaquer les monopoles nationaux sur la base d’un article du traité de Rome jusqu’alors inutilisé qui lui permet d’adopter un texte législatif sans l’accord du Conseil des ministres, autrement des gouvernements.
Fait savoureux, mais certainement pas anodin : Sutherland fait cette annonce lors d’une conférence organisée au Hilton par… Peter Linton. C’est ce dernier qui a révélé aux opérateurs extérieurs sur le marché continental les pouvoirs que le traité donnait à la Commission en matière de concurrence et dont elle n’avait jusqu’alors pas fait usage. Si quarante ans après la signature du traité de Rome, on réalise soudain que les monopoles nationaux lui sont contraires, ce n’est pas le fait d’une découverte fortuite. C’est que le contexte politique a changé. L’idée de marché unique fait son chemin. Il est devenu non seulement possible mais surtout pensable de donner des coups de boutoir aux monopoles nationaux. Le moindre des talents des conseils de British Telecom et autres n’est pas d’avoir réalisé cela et d’avoir encouragé la Commission à en tirer les conséquences. A l’époque, Peter Linton et John Robinson sont toujours associés. Ils travaillent ensemble au Livre Vert sur la libéralisation des télécommunications et ont organisé cette fameuse conférence qui a réuni plus de trois cents personnes. Linton se souvient de la stupeur des représentants des États membres après le discours du Commissaire néerlandais. « Sutherland a annoncé à tout le monde qu’il allait appliquer l’article 90 au secteur des télécommunications. J’étais assis à côté de représentants de Matignon [dont l’hôte est alors Jacques Chirac]. Lorsque Sutherland a fait son annonce, ils ont dit : ‘il ne peut pas faire cela’. Les grandes politiques de libéralisation n’ont pas seulement occupé Bruxelles pendant plus de dix ans. Elles ont été à l’origine d’une profonde transformation du paysage industriel européen, qui n’est d’ailleurs pas achevée. Des opérations comme le rapprochement Gaz de France-Suez, le changement de statut d’Électricité de France, la formidable concentration du secteur de l’énergie en Allemagne, la séparation des services bancaires et de transport du courrier des postes, mais aussi le développement exponentiel des services téléphoniques et des nouveaux services de communication électronique sont issues des changements réglementaires initiés à Bruxelles à la fin des années 1980 et dans les années 1990. Que les représentants du gouvernement français aient ainsi été pris de cours par l’annonce d’un Commissaire qu’ils considéraient certainement comme un personnage de second ordre laisse songeur. Mais Paris n’aura pas été la seule à être surprise. Par la suite, la France, l’Italie et la Belgique ont attaqué la commission devant la cour de justice à Luxembourg. En vain. La Cour a donné raison à la Commission. Cet épisode a d’ailleurs été l’occasion d’un conflit franco-français inattendu puisque le chef du service juridique de la Commission était alors un Français, Jean-Louis Devorst. « Quand la Cour a eu rendu sa décision, c’était gagné », se souvient Linton.
A lundi, pour la suite de ces histoires de lobbying avec "Très perméable Commission européenne"
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