Enlevées en Europe et torturées en Afghanistan ou en Egypte : tel est le sort réservé à une poignée de personnes suspectées de terrorisme figurant sur la liste du programme de "restitution" de la Central Intelligence Agency américaine. Sans les révélations de la presse américaine, le Conseil de l'Europe et le Parlement européen, nous n'aurions sans doute jamais rien su de leur histoire et de la compromission des services de renseignement européens dans le programme de "restitutions". Alors que les faits n'ont pas encore été totalement établis, la preuve de la dépendance européenne à l'égard de son allié a elle d'ores et déjà été administrée. Récit de cette sombre affaire vue de Bruxelles.
La violation des droits fondamentaux est le vice naturel de tous les pouvoirs. Une fois qu’un pouvoir a goûté à ce plaisir, à cette facilité, il lui est bien difficile d’y renoncer. Ces libertés ne peuvent donc souffrir ni exception ni demi-mesure. Leur respect est un exercice délicat, mais essentiel puisque qu’il protège les individus de l’arbitraire et de l’injustice. C’est pourquoi les Constitutions de tous les pays libres ont érigé la violation des droits fondamentaux en tabou absolu. Un pouvoir qui enfreint ce tabou est un pouvoir corrompu. En collaborant avec les services américains qui ont enlevé, transporté, emprisonné sans procès, maltraité et laissé torturer des personnes suspectées de terrorisme, les Européens se sont laissés corrompre.
Le 17 février 2003, Abou Omar, l’imam de la mosquée de Milan est kidnappé sur le chemin qui le mène du lieu de culte à son domicile. Il était soupçonné de terrorisme. Quelques mois plus tard, il réapparaît en Égypte, en prison. Détenu sans procès, il dit y avoir été torturé.
Peu après l’enlèvement, le dossier est arrivé sur le bureau du procureur de Milan, Armando Spataro. Il semblerait qu’Abou Omar ait été enlevé par la Central Intelligence Agency (CIA), l’agence de renseignement américaine. Mais il n’en existe alors aucune preuve. Armando Spataro va mettre trois ans à en rassembler. Le 9 octobre 2006, il planche devant la commission parlementaire européenne sur les vols secrets de la CIA. Trois jours plus tôt, il a adressé à trente-cinq suspects l’avis de clôture de l’enquête. Vingt-six sont des Américains. Agents avérés ou supposés de la CIA, ils ont quitté le pays depuis et ne comparaîtront vraisemblablement jamais devant les tribunaux italiens[1]. Pour la première fois depuis le début de l’enquête, il peut livrer le récit en public. Il en ressort que non seulement la CIA a enlevé l’imam mais que vraisemblablement le service de contre-espionnage italien SISMI a activement collaboré à cette opération. Trois ans et demi après l’arrestation, Abou Omar est toujours détenu en Égypte.
Devant les députés européens, Armando Spataro raconte[2]. « Nous nous sommes polarisés sur un sous officier spécialisé dans la lutte contre le terrorisme ». Il s’agit de Luciano Pironi, un carabinier du Groupement des opérations spéciales. Les procureurs se sont fait communiquer les données stockées par les opérateurs téléphoniques. « Son GSM (téléphone portable) a été détecté sur le lieu de l’enlèvement, à l’heure de l’enlèvement. Il y avait déjà été présent le 27 janvier, le 9 février et le 16 février », soit la veille de l’enlèvement…. Au même moment plusieurs autres accusés américains étaient également présents ». Autre indice d’une possible participation de l’Italien à l’opération aux côtés de la CIA : la description faite par Abou Omar à sa femme, depuis sa prison égyptienne, de la personne qui l’a interpellé avant son enlèvement correspond à celle de Luciano Pironi. Pironi « n’avait aucune raison d’être présent à cette endroit » à aucune des dates relevées. « Le jour de l’enlèvement, il aurait dû être au bureau ».
Le 6 avril, Pironi est convoqué une première fois pas le procureur. Il refuse d’abord de lui répondre. Puis, le 14, il fait une confession spontanée. « Son rôle », raconte Armando Spataro, « était de demander à Abou Omar de lui montrer ses papiers et de l’amener près d’une camionnette blanche » . En sortent ceux qui enlèvent l’imam, dont un certain Robert Lady, chef de la CIA à Milan. En 2004, Pironi « a fait le voyage de Washington et Langley [siège de la CIA dans l’état de Virginie] où il a été remercié pour sa participation à l’enlèvement.
Selon le procureur, le chef de la CIA à Milan « avait l’habitude de travailler avec des carabinieri ». Le procureur cherche alors à savoir si le contre-espionage italien n’a pas activement participé à la préparation de l’enlèvement. Pironi n’était pas membre du SISMI et, selon le procureur, ses perspectives d’y entrer étaient faibles. Pironi affirme de son côté qu’il n’a jamais eu de rapport direct avec le SISMI. Interrogé en 2002, Robert reconnaît de son côté qu’il travaillait avec le SISMI pour préparer l’enlèvement. Mais la CIA était semble-t-il divisée sur la stratégie à adopter à l’égard de cet imam. « Jeff Castelli, le chef de la CIA pour toute l’Italie, voulait réaliser cet enlèvement mais le chef de la CIA à Milan était contre », explique Spataro. Castelli fait partie des 35 personnes mises en examen. Au sein du SISMI également, les positions sont partagées. Un certain Marco Mancini alors adjoint du directeur du contre-espionage et responsable pour le Nord de l’Italie, est prêt à prêter main forte au service américain. Son subordonné basé à Milan, D’Ambrosio, n’est pas très chaud. Convoqué à Rome, on l’oblige à quitter son poste, puis carrément le SISMI. Le Colonel Federico, responsable du centre de Trieste, connaît le même sort. « Quelques mois avant [leur départ du service], il avait parlé avec Mancini qui lui avait demandé s’il était d’accord pour des activités non orthodoxes ». Le colonel avait refusé. Il a été écarté.
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