Il y a plusieurs manières d'interpréter le résultat du sommet européen qui s'est terminé aujourd'hui au petit matin. La première consiste à dire que les 27 chefs d'Etat et de gouvernement européens ( en fait il faudrait dire 28 tant le Premier ministre polonais, Jaroslaw Kaszynski, resté à Varsovie, a pesé dans la négociation) ont fait face à leurs responsabilités en jetant les bases d'une réforme institutionnelle. Blair, Merkel, Sarkozy et même les frères Kascynski ont été à la hauteur. Le résultat parle pour eux : les lignes du futur traité sont tracées.
Voilà pour la première manière. Il y en a une seconde lecture, moins enthousiaste et peut-être aussi moins rassurante.
Chaque sommet est d'abord et avant tout un théâtre. Comme on peut le lire dans Le Télégramme d'aujourd'hui, il s'agit d'un exercice de réconciliation des égoïsmes nationaux. Chaque chef d'Etat doit trouver une solution à ce dilemme : comment passer pour un bon Européen sans donner l'impression d'en rabattre sur la grandeur, l'identité, l'indépendance de son pays. L'Europe existe donc et se fait en dépit sinon des dirigeants nationaux au moins de l'agenda politique national. C'est l'un des fascinants paradoxes de la construction européenne dont nous venons d'avoir une nouvelle illustration. C'est d'autant plus un paradoxe que chaque sommet est littéralement mis en scène comme un évènement, au sens communicationnel, au cours duquel se scelle le destin des Européens. Tout sommet est conçu a priori comme un moment historique. Et toute la presse participe de ce grand moment de théâtre politique. Les media de toute l'Europe envoient à Bruxelles pour chaque Conseil européen des bordées de correspondants et de présentateurs, alors qu'ils ne maintiennent le reste de l'année qu'une présence minimum sur place (lorsqu'ils en gardent une). Il faut voir les centaines de journalistes alignés dans l'immense hall du Justus Lipsius jouer le jeu avec une étonnante patience, attendant jusque tard dans la nuit un hypothétique résulte et ne se nourissant jusque là que de bribes d'informations... et d'exécrables sandwich.
La lecture qui a été faite de ce sommet est critiquable sur un autre point. A entendre l'Elysée tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes : l'Europe a un nouveau traité qui va réformer les institutions (de façon significative quoiqu'étalée dans le temps) et en plus la France a eu la peau de cette abominable "concurrence libre et non faussée" qui figurait au rang d'objectif de l'Union européenne dans le traité de constitution. A l'entendre encore, il ne s'agit là que de donner un gage aux Français qui ont voté "non" lors du référendum de 2005 parce qu'ils trouvaient l'Europe trop libérale. Mais, expliquait ce matin le député européen Alain Lamassoure, conseiller du président de la République sur les sujets européens, cela ne changera rien à la force avec laquelle la Commission mettra en oeuvre la politique de la concurrence qui est au fondement même de son pouvoir depuis 50 ans. Allez comprendre. On voudrait faire passer cet aveu de cynisme pour une preuve de sincérité.
Je ne crois pas à cette version de l'histoire. Ce que le président français a obtenu n'est pas seulement destiné à faciliter la future ratification du traité par quelques députés socialistes français réticents. Cela n'est pas seulement une opération de communication politique, avec le cynisme inhérent à l'exercice. C'est une vraie tentative, réussie, d'affaiblir la Commission européenne dans la mise en oeuvre des principes de concurrence que l'Union européenne a forgé depuis 50 ans à partir du substrat du traité.
Mes collègues français, qui tentaient hier comme moi de tuer le temps en s'abandonnant à des discussions sans fin sur la portée réelle de cette modification opérée à la demande de la France, ne partageaient en général pas cet avis. Le Financial Times, au contraire, n'a pas raté cette occasion de critiquer l'anti-libéralisme français.
Je pense pour ma part que même si la concurrence reste bien une politique de l'Union européenne (remettre ceci en cause serait tout simplement sonner le glas de toute construction européenne - mais qui osa le dire pendant le débat constitutionnel?), l'amendement obtenu par la France a un sens politique très fort et aura sans doute une portée pratique. Le président Sarkozy a brisé un tabou en critiquant ouvertement ce fondement du pouvoir de la Commission et en obtenant que la concurrence soit rétrogradée de jure dans l'ordre des objectifs de l'Union. Il imprime ainsi sa marque sur la politique européenne de la France. Il procède comme il l'a fait pendant la campagne sur les thèmes nationalistes, où il a flatté le racisme latent de l'opinion, a déclaré que "la France n'avait pas inventé la solution finale", et a nié les heures sombres de l'histoire française. Il a liquidé à peu de frais des décennies de travail de mémoire. C'est la méthode populiste traditionnelle.
Et bien hier, cette méthode a été appliquée à la politique de la concurrence qui est, j'y reviendrai bientôt, ce que l'Europe a bâti de plus précieux en 50 ans. Le président veut liquider une vertu économique durement acquise au fil de cinq décennies, comme il l'a fait hier de la vérité sur l'histoire de la France.
En ce sens, le sommet qui vient de s'achever était un sommet historique, mais pas forcément pour le meilleur.
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