Le cas d’Abou Omar n’est pas isolé. On sait que la CIA a tissé dans le monde une véritable « toile d’araignée » de vols secrets transportant des personnes non jugées mais suspectées de terrorisme qui, comme l’imam milanais, ont été kidnappées et soumises à des traitements inhumains. La pratique des « restitutions » de personnes suspectées de terrorisme à leur pays d’origine remonte aux années 1990. Elle fait l’objet d’un programme géré par la CIA mis en place sous la présidence de Bill Clinton....
Il s’agit de désorganiser le réseau Al Qaïda en démantelant des cellules par l’arrestation de responsables. Mais après le 11 septembre, les enlèvements pratiqués à ce titre ont commencé à sortir du cadre défini à l’époque, déjà critiquable au regard des droits de l’homme,.
Alerté par les révélations publiées dans la presse américaine sur les dérives du programme de restitution et surtout la possible exitences dans l’Est de l’Europe de prisons secrètes de la CIA, le Conseil de l’Europe a demandé fin 2005 à l’un de ses membres, le Suisse Dick Marty, de faire le point sur ces allégations. Les conclusions de son travail publié à peine six mois plus tard sont saisissantes tant du point de vue des droits de l’homme que du manque d’indépendance des autorités européennes face aux services américains et ce malgré la situation intenable dans laquelle cette dépendance les place au regard des valeurs morales et des principes les plus élémentaires du droit[1]. C’est une lecture édifiante pour quiconque veut prendre la mesure des risques qu’il y a à s’écarter de ces derniers.
L’objectif de Dick Marty, qui ne disposait pas de pouvoir d’enquête même si dans les faits il s’est comporté en investigateur, était de rassembler tous les éléments concernant l’existence de prisons secrètes et de transferts illégaux de détenus en Europe. Pendant des semaines, il a recoupé les données des autorités de contrôle du trafic aérien pour reconstituer le parcours des « vols secrets », découvrant de véritables circuits de restitution qui mènent de Kaboul à la Pologne ou la Roumanie, en passant par Tachkent, qui conduisent d’Aviano, en Italie, à la Bavière pour finir en Égypte ou au Maroc. L’Europe se trouve au cœur de cette toile d’araignée mondiale qui relie des « points d’escale » technique comme Shannon au Royaume-Uni, Athènes, Prague ou Rome, des « points de relais », à partir desquels sont lancées les opérations, comme Palma de Majorque ou Tuzla (Bosnie), des « points d’embarquement » comme Stockholm ou Aviano et enfin des « points de transfert et de débarquement » où l’on trouve Le Caire, Amman, Islamabad, Rabat, Kaboul, Guantanamo Bay mais aussi Timisoara/Bucarest en Roumanie et Szymany en Pologne[2]. Dick Marty l’admet, il ne peut apporter la preuve formelle et définitive de l’existence de Guatanamo européens en Roumanie ou en Pologne. Mais, comme il le souligne à maintes reprises, un faisceau d’indices invite à penser que des lieux de détention ont bien existé.
Ce que Armando Spataro n’a pas raconté aux députés européens, c’est que le « transfert » des suspects de la guerre contre le terrorisme suit une procédure semble-t-il immuable qui vise à humilier ces personnes. Marty a reconstitué cette procédure à partir des témoignages recueillis sur les dix cas d’enlèvement concernant dix-sept personnes qu’il a étudiés. Les personnes sont évidemment fouillées puis enchaînées. Leurs vêtements sont ensuite découpés à même leur corps. Une fois dénudées, elles sont prises en photo puis revêtues d’une combinaison ou d’un survêtement, après qu’on leur ai mis une couche. On leur administre des soporifiques, parfois par voie anale. Dans un de ses derniers romans, Absolute Friends, John Le Carré soumet son héros (un ancien agent des renseignements britanniques) à une procédure de restitution et décrit de façon très véridique et saisissante, au regard des faits établis depuis par différentes enquêtes, le traitement inhumain auquel est soumis un « suspect ».
Un autre élément troublant du rapport Marty consiste dans le peu d’allant de plusieurs autorités nationales à faire la lumière sur ce qui s’est réellement passé. A part la coopération d’Eurocontrol et la procédure ouverte par le parquet de Milan, il ne voit guère que dans l’ouverture – parfois – d’enquêtes parlementaires, un écho à son travail. Il souligne notamment « une certaine passivité, voire un manque de transparence et de réelle volonté de coopération de la part des autorités concernées »[3]. Dans le cas de l’Italie, le ministère de la justice a pour sa part tenté d’entraver l’enquête ouverte à Milan. « Non seulement il [le ministère] a tardé à transmettre les requêtes d’assistance judiciaire aux autorités américaines, mais il a catégoriquement refusé de leur transmettre les mandats d’arrêt émis contre vingt-deux citoyens américains ». En revanche, l’analyse des dix cas de restitutions montre comment, à plusieurs reprises, les services locaux ont été mis à contribution par la CIA dans la poursuite de son programme d’enlèvement.
[1] Projet de rapport sur les allégations de détentions secrètes et de transferts illégaux de détenus concernant des États membres du Conseil de l’Europe, préparé au sein de la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme du Conseil de l’Europe, rapporteur Dick Marty, 7 juin 2006, http://assembly.coe.int.
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