Ou comment les entreprises étrangères ont été les premières à développer des techniques d'influence à la hauteur des enjeux de l'intégration du grand marché européen.
« Avant Delors les intérêts européens étaient mal représentés... Ceux qui se défendaient vraiment étaient les États-Unis, le Japon, la Scandinavie et la Suisse. Dans les années 1970 et le début des années 1980, dans la mesure où il y avait des voix organisées, c’était des intérêts venant d’ailleurs». Ainsi parle Peter Linton, arrivé à Bruxelles en 1972 comme journaliste et devenu l'un des conseils les plus appréciés des grandes entreprises cherchant à comprendre le microcosme européen. Ces "intérêts venus d'ailleurs" ne disposent pas des relais naturels dans le système institutionnel mais ils ont des intérêts industriels et commerciaux sur le territoire de la communauté. Il leur faut donc contourner les voies officielles.
Le système politique européen associe une représentations des États via le Conseil des ministres et un pouvoir central indépendant, la Commission – ce qui a pour conséquence paradoxale que les acteurs européens, se focalisant sur le Conseil des ministres, ont tendance à exercer leur influence en suivant une voie nationale, tandis que les acteurs non européens reconnaissent, par nécessité, le fait politique communautaire et choisissent une voie européenne. Vue de l’intérieur, l’Europe apparaît comme l’affaire des États, comme une construction avant tout politique. Les entreprises françaises ou allemandes, par exemple, si tant est qu’elles s’intéressent à ce qui se joue à Bruxelles, misent sur les relais politiques nationaux pour se faire entendre. Pour elles, le lobbying européen reste longtemps, lorsqu’elles le pratiquent, une branche du lobbying national. Les entreprises étrangères, à l’inverse, qui voient l’Europe de l’extérieur, la considèreront d’emblée comme un tout et cherchent à définir une stratégie d’influence centrée sur les institutions communes.
Ce sont des entreprises américaines qui, les premières, dans les années 1970, ont nommé en leur sein, souvent au plus haut niveau un « Monsieur Europe ». Une poignée d’entreprises françaises y sont venues, mais seulement dans les années 1990. Les multinationales, particulièrement extra-européennes, jouent la carte de la Commission européenne, qui, loin d’y voir une tentative d’affaiblissement de son pouvoir, sort renforcée de la reconnaissance qui lui est ainsi donnée. Peter Linton raconte qu’il a entretenu d’emblée de bonnes relations avec les fonctionnaires de la Commission : « Nous étions bien reçu car les gens avaient besoin qu’on les prenne au sérieux. Ce qui n’était pas toujours le cas de la part des ressortissants des États membres.[1] »
Après le premier déclic de l’adhésion britannique, un second se produit au tournant des années 1970 et 1980. D’abord, le projet de directive Vredling, qui propose de faire jouer un plus grand rôle aux représentants des salariés dans la gestion des entreprises, provoque un électrochoc chez les multinationales américaines qui créent au sein de leur Chambre de commerce en Belgique une Commission Europe, l’EU Committee. L’AmCham deviendra ensuite un lobby de premier plan, relais des intérêts de ses membres et vecteur d’importation en Europe des techniques d’influence américaines. Autre électrochoc : celui provoqué par l’arrêt dit Cassis de Dijon de la Cour de justice des communautés européennes. En quelques pages, les juges européens changent le cours de l’intégration européenne. Jusqu’alors les progrès de l’intégration étaient bloqués par les exigences de l’harmonisation des règles nationales, un exercice rendu d’autant plus difficile que les décisions se prennent alors pour l’essentiel à l’unanimité des États membres. En 1979, les juges européens proposent une alternative à l’harmonisation : la reconnaissance réciproque. Plus besoin d’harmonisation. Ce qui est admis dans un pays doit l’être dans l’autre. Cette jurisprudence aura une formidable postérité, car elle fournit un puissant levier aux entreprises et aux instances européennes pour obliger les gouvernements nationaux à négocier des normes européennes et à supprimer les réglementations qui font obstacle au commerce intra-européen. La Cour ouvre ainsi la voie au projet de Marché unique qui sera porté par Jacques Delors dans les années 1980 et 1990. Non que l’arrêt Cassis de Dijon comporte un agenda politique. Mais les partisans de l’ouverture des marchés savent à partir de cette date que ce qu’eux ne peuvent obtenir des États, les juges peuvent l’exiger. Dès lors il y a place pour une action politique au niveau européen qui soit susceptible de contrecarrer les résistances nationales. Les intérêts favorables à l’intégration vont s’engouffrer dans cette brèche et préparer le terrain à la relance de l’intégration européenne.
Prochaine parution le 14, "Delors et la Triade".
[1] Entretien avec l’auteur à Bruxelles le 12 mars 2002.
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