Comment est né le lobbying européen? Pourquoi les lobbies sont-ils si présents et si bien acceptés par les institutions ? C'est avec l'exploration de l' "éponge communautaire" que commencent ces bonnes feuilles. Bonne lecture!
Longtemps l’influence s’est exercée dans le cadre d’un corporatisme bon enfant élargi aux dimensions de la Communauté économique européenne. Ce fut le cas dans les années 1950 aux temps héroïques de la Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA) où les groupes miniers et sidérurgiques, qui n’étaient qu’une poignée, démarchaient directement la Haute Autorité, dont le personnel était réduit à quelques dizaines de collaborateurs. Lorsque la Politique agricole commune (PAC) se mit en place à partir de la fin des années 1960, le modus operandi était toujours le même. On travaillait entre soi, au sein d’un tout petit groupe de personnes : représentants professionnels et industriels, fonctionnaires, juristes, avocats, dont les différences de statut s’effacaient devant le sentiment et l’enthousiasme partagés de participer à l’élaboration d’un nouveau système de règles et de pouvoir.
Avant d’être une abstraction juridique et politique, les Communautés européennes furent d’abord une véritable communauté de personnes regroupées dans un mouchoir de poche, à Luxembourg, puis à Bruxelles, dans la quiétude du quartier résidentiel d’Etterbeck. L’avocat Dominique Voillemot, qui a créé le bureau du cabinet Gide Loyrette Nouel à Bruxelles à la fin des années 1960, raconte comment les fonctionnaires de la Commission rédigeaient les articles du « Dictionnaire du marché commun » dont le cabinet avait eu l’idée et qui lui servait de vade mecum[1]. Ce type de « collaboration » que la déontologie et les risques de conflit d’intérêt interdiraient de nos jours, s’expliquait à l’époque par le fait qu’« il fallait faire connaître le droit européen », comme il le dit.
Il n’y avait là rien d’exceptionnel. Un ancien haut fonctionnaire de la Commission européenne explique qu’« il fut un temps, où la confédération générale des betteraviers rédigeait elle-même les textes réglementaires sur le sucre »[2]. Ancien directeur du FEOGA, le fonds de subventions agricoles (qui représente encore aujourd’hui plus du tiers du budget européen), devenu lobbyiste après avoir pris sa retraite de fonctionnaire, il se souvient que son administration et les intérêts économiques travaillaient en symbiose lorsque les bases de la PAC ont été jetées. « Les grands contrats avec l’URSS pour l’écoulement des excédents de beurre, raconte-t-il, cela se réglait au terme d’un déjeuner à la Villa Lorraine ou au restaurant Le Cygne » : « nous [les fonctionnaires de la direction générale de l’agriculture] étions à l’étranger. Nous n’étions pas proche de la réalité, donc nous voyions beaucoup les représentants [des intérêts agricoles], l’association des producteurs de lait, de blé, d’oléagineux ». Et d’ajouter : « les ministres [des États membres des Communautés] n’aimaient pas beaucoup cela[3] ».
A l’origine de l’intégration européenne, il y a donc une convergence objective d’intérêts entre des acteurs économiques et un « jeune pouvoir » – celui de la Commission – qui doit s’affirmer face aux « vieux pouvoirs » que sont les États. Dans une certaine mesure, cela se vérifiera également avec le Parlement lorsqu’il commencera progressivement à prendre de l’importance. Mais dans les années 1970, le Parlement reste un alibi démocratique dans l’édifice communautaire, ses membres ne sont pas issus du suffrage universel et il n’a de pouvoir que consultatif. Autrement dit il ne peut, fusse à l’unanimité, changer une virgule aux textes législatifs qui lui sont soumis.
Pour exercer ses prérogatives, la Commission se retrouve ainsi dans un face à face avec les capitales nationales qui, naturellement, la brident. Les administrations nationales ne lui communiquent pas ou très mal l’information dont elle a besoin pour travailler, l’obligeant à se tourner vers les organisations professionnelles, les entreprises et les juristes qui les représentent. Ces derniers exercent une fonction essentielle quoique officieuse, lui fournissant à la fois un surcroît de légitimité et l’expertise dont elle a besoin. Ce jeu à gains multiples entre les lobbys et la Commission est un élément absolument essentiel de la politique européenne, et largement méconnu. Chaque fois que la Commission européenne cherchera à asseoir son pouvoir, à l’élargir, elle pourra compter sur l’appui de groupes d’intérêt existants ou créés ad hoc.
A l’origine s’est établie ainsi une proximité entre des lobbys européens et européistes et les fonctionnaires de la Commission. Avec le temps, les relations étroites, souvent personnelles et amicales, des débuts cèdent la place à des rapports plus distincts, plus complexes, plus professionnels au fur et à mesure que l’Europe s’élargit et élargit ses compétences. Entre les années 1960 et les années 1990, le microcosme bruxellois passe en trente ans d’un format familial à un format professionnel. L’administration européenne se développe considérablement et la communauté des lobbyistes également. Les grandes tablées de la casa Fiorentina, rue Archimède, appartiennent aux temps héroïques. Les temps modernes, eux, commencent dans les années 1970 et, précisément, à partir de l’adhésion du Royaume-Uni. Jusqu’en 1973, les Britanniques, qui n’étaient pas absents de la scène européenne, se contentaient de l’observer. Après l’adhésion de leur pays, ils vont faire beaucoup pour professionnaliser la pratique de l’influence. Parallèlement, alors que l’Europe commence à exister comme marché, sinon « unique », du moins « commun » avec la Politique agricole commune et les négociations commerciales internationales dans le cadre du GATT où la Commission européenne est mandatée pour représenter les États membres les entreprises de pays non-européens vont s’employer à se faire représenter auprès d’elle.
Prochaine parution le 12 février.
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