Depuis soixante ans, l’Europe est l’alliée des États-Unis et les États-Unis le protecteur de l’Europe. En ce début de XXIe siècle, l’alliance scellée au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale n’a pas été dénouée, en dépit des désaccords sur la guerre en Irak et la lutte contre le terrorisme. Bien au contraire. L’interdépendance économique entre les deux rives de l’Atlantique devient chaque jour plus forte. L’ ‘Alliance’ atlantique et l’ ‘Europe’ sont les deux faces d’une même réalité : le rapprochement inexorable des continents européen et américain depuis six décennies.
L’Union européenne que nous connaissons n’est certainement pas le résultat ou le moyen d’une opposition européenne à la puissance américaine, comme on serait parfois tenté de le penser en France. Elle n’est pas non plus le cheval de Troie de la puissance américaine. L’Union européenne, comme puissance politique et réglementaire, est le produit des épisodes de conflit et de coopération de la relation transatlantique. Elle est, en d’autres termes, le fruit d’une dialectique atlantique. « L’Amérique à Bruxelles » est consacré à l’exploration de cette dialectique méconnue.
Au-delà de l’interdépendance économique croissante, le livre décrit l’inexorable convergence entre les deux plus grands marchés de la planète. Que l’ancienne Commissaire à l’environnement devenue vice-présidente de la Commission, Margot Wallström, mette sur les rails une réglementation nouvelle des produits chimiques qui entraînera probablement le retrait de centaines de substances aujourd’hui supposées dangereuses, et c’est Colin Powell en personne, alors secrétaire d’État, qui, alerté par l’industrie américaine, écrit à ses ambassadeurs pour leur demander de faire pression sur Bruxelles. Tous les grands domaines de la réglementation économique, qu’il s’agisse de services financiers, d’environnement, de normes comptables ou de gouvernement d’entreprise, comportent une dimension transatlantique déterminante. Lorsque le Commissaire Charlie McCreevy en charge du Marché intérieur, se déplace à Washington, il n’y reste pas un jour ou deux, il y passe toute la semaine. Le centre de gravité de l’économie mondiale, situé quelque part au dessus de l’Atlantique, aspire comme un siphon les réglementations des deux marchés et même la manière de faire de la politique.
Il y a déjà trente ans, les grandes entreprises américaines ont emmené dans leurs bagages les techniques d’influence qui ont fait de Washington la capitale mondiale du lobbying. Adaptées, ‘customisées’ par une poignée de ‘Pères fondateurs’, souvent britanniques, parfois américains, ces techniques sont devenues la grammaire du microcosme bruxellois. Faut-il se réjouir de cette convergence ou la regretter ?
La force du lien transatlantique interroge l’Europe sur son identité, particulièrement lorsqu’elle touche aux questions de sécurité. Le Patriot Act adopté par le Congrès au lendemain du 11/9 a fait voler en éclat le délicat équilibre trouvé par l’Union européenne entre liberté et sécurité. D’un jour à l’autre, pour les transporteurs aériens, ce n’était plus la loi européenne mais la loi américaine qui s'appliquait parce qu'ils avaient trop à perdre à ne pas agir ainsi.
Mais comme toujours dans la brève histoire de l’Union, ce choc transatlantique a aussi agi comme un ferment d’intégration. Bruxelles n’est jamais allée aussi loin dans la formulation d’une politique de sécurité européenne que depuis le 11 septembre. Mais son autonomie semble si fragile. Lorsque Washington, pris d’un vertige sécuritaire, quitte la route, l’Europe est entraînée dans sa chute. L’histoire des activités illégales menée par la CIA sur le territoire européen sous prétexte de lutte contre le terrorisme en administre la triste preuve. De quelles valeurs les Européens oseront-ils se prévaloir lorsqu’ils découvriront qu’a existé sur leur sol un Guatanamo roumain et un Abou Grahib polonais ?
L’Europe ne peut échapper à son destin atlantique. Ce qui menace son intégrité, ses valeurs, son autonomie, ce ne sont pas les États-Unis, mais les Européens eux-mêmes. L’influence américaine à Bruxelles souligne a contrario l’indétermination des dirigeants politiques européens ou, à tout le moins, l’absence de consensus sur le sens du projet politique européen.
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